Avec ce billet « retour sur le projet Sanaduría, médiations pour tisser des sens pluriels de la paix », le pôle andin Bogotá espère finalement élucider ce néologisme obscur qui a fait l’actualité du pôle durant les derniers mois. Pour celles et ceux qui n’ont pas eu la chance de se rendre au Musée d’Art Miguel Urrutia de Bogotá afin de voir de leurs propres yeux l’exposition (du 15 avril au 10 juillet 2023) et pour participer aux différentes activités proposées en parallèle, voilà ci-après, et désormais sans craindre de « divulgacher » la trame muséographique, quelques-uns des souvenirs phares de cette ambitieuse aventure Sanaduría.
Photo d'Elise Pic du premier plan de l’exposition
Dispositif de Pastora Tarapues
Dispositif de Jairo Palchucan
Défilé de la Gigantona des villages de Segovia y Remedios dans la Candelaria
Conférence « paces plurales y traducción cultural » du 26 avril 2023.
On rappelle, tout d’abord, que le projet est né du Centre de pensée Pluralizar la paz de l’Université nationale de Colombie. Il a également été porté par le ministère colombien de la recherche et le service culturel du Banco de la República ainsi que par divers autres partenaires tels que le pôle Bogotá de l’Institut des Amériques et, en ce qui concerne le cycle d’événements, l’Ambassade de France en Colombie et l’Institut français des études andines.
Au fond, ce projet de recherche-création visait à révéler la conflictualité du concept sociopolitique de paix. À cette fin, l’idée était de décentrer l'analyse historiquement, culturellement et spatialement grâce à des dialogues interculturels proposés à plusieurs membres de communautés indigènes Wayuu, Murui, Pasto, Camentsa et Nasa, ainsi qu'aux membres de l'Association des victimes et des survivants du nord-est d'Antioquia. À la recherche de sens pluriels de la paix, l’équipe de recherche s’est attachée à identifier diverses manières de nommer et de pratiquer la « paix » à travers l'utilisation quotidienne et rituelle de plantes et à travers l’activité de tissage, métaphore de l'entrelacement des liens sociaux.
Le nom Sanaduría se comprend alors comme un jeu de mots entre les « curador·as », c’est-à-dire les commissaires d’une exposition, et le verbe plus courant « curar », plus ou moins synonyme de « sanar ». Ce dernier terme nous intéressait particulièrement puisqu’il est communément défini comme « le processus de guérison par le biais de thérapies alternatives » (RAE). Pour nous, ces thérapies peuvent être entendues comme des médiations ; les plantes, comme dans la médecine, être leurs outils. « Sanar » est un verbe d’action et peut donc désigner les efforts quotidiens construits tout au long d’un processus de guérison. Il coïncide donc avec notre appréhension du concept de paix : une paix du quotidien et de médiations constantes.
Les éléments scientifiques collectés lors d’une phase de travail ordinaire en sciences sociales (revue de littérature, travail de terrain, construction réflexive des arguments et des conclusions) ont ensuite été exprimés dans un registre plus didactique, ludique et esthétique. La traduction de cette recherche scientifique dans un espace muséographique a été un défi majeur, car il ne fallait surtout pas tomber dans une représentation essentialiste, statique et plate des significations plurielles de la paix que nous "exposions". Pour cette raison, nous n’avons pas pensé l'exposition comme un tableau fermé représentant les résultats de notre recherche. Il s’agissait plutôt de rendre compte d’un processus de perturbation (la médiation) afin que le public puisse se laisser décentrer et remettre ainsi en question ses idées reçues sur la paix.
De ces étapes successives de recherche « traditionnelle » puis de traduction muséographique, nous avons retenu cinq notions centrales qui façonnent les processus de médiation que nous avons travaillé. Ces cinq moments ont pris corps dans les dispositifs artistiques que les co-chercheurs qui composent notre équipe ont réalisés. En alliant cette matérialité et l’usage poétique des mots, nous cherchions à rendre visible à la fois le potentiel politique du dialogue interculturel et la déstabilisation qu'il tend à générer :
-JUNTANZA : cette première branche qui nous vient de la région pacifique renvoie à l’art de savoir être ensemble
-ABRIR CAMINOS : exprime chez les peuples Nasa la relation entre la pensée, la parole et l’action. La notion vise à ensemencer l’intention pour ouvrir un chemin clair et dégagé.
-MEDIAR PA-LABRAR : a pour objectif de transformer le conflit politique par des pratiques quotidiennes de médiation impliquant la corporalité. C'est le temps du mouvement : s'asseoir dans la tulpa (un lieu de rencontre où les connaissances de différents peuples indigènes tels que les Pasto et les Camentsa sont discutées et transmises) ; filer finement pour tisser afin de défaire les nœuds et construire l'unité ; chanter et performer la guérison.
-ENFRIAR LA PALABRA : se concentre sur les actions linguistiques et terminologiques qui permettent d’apaiser les conflits par un usage judicieux des mots et des rêves chez les Wayuu par exemple.
-TRENZAR COMUNIDAD : montre comment la métaphore du tissage permet de penser la vie comme une toile de relations sociales (tant dans le monde visible que dans l’invisible) toujours enchevêtrées, parfois incompatibles.
En parallèle de l’exposition qui cristallise l’état final de la recherche, nous tenions à retracer le chemin intellectuel du projet pour exprimer, encore une fois, l’essence dynamique et vivante de ce dernier. Ainsi, ont été organisées une série d’activités de médiation culturelle pour le public et de conférences plus classiques pour le monde académique. Avec plus d’une dizaine d’invités nationaux et internationaux, de 7 conférences phares, d’un carnaval de mémoire, de performances musicales et de dialogues passionnants, le cycle d’activités parallèles a permis de revenir sur certains points fondamentaux de la recherche. Ce sont donc des thèmes extrêmement variés qui furent abordés entre les murs du musée d’avril à mai 2023 avec notamment : un retour sur l’histoire conceptuelle (discipline originelle du projet) ; des réflexions sur la traductibilité culturelle ; et sur les muséographies participatives ; des témoignages protéiformes de mémoire historique ; des manifestes de femmes politiques indigènes ; et enfin la remise d’un document de politiques publiques relatif à l’accompagnement de la recherche collaborative.
Le point sur lequel nous achevons la présente note récapitulative est plutôt un horizon qui reste à ouvrir. En effet, notre volonté de récupérer la complexité des expériences de médiation à travers la distance critique et le décentrement a généré divers déplacements : des déplacements sémantiques (de la paix nous sommes passés à la pluralité des termes) ; des déplacements épistémologiques (par la prise en compte de diverses connaissances sur la connaissance) ; des déplacements culturels et géographiques (avec une équipe habitant les quatre coins du monde qui se retrouvait par déplacements parfois physiques et parfois virtuels). Cependant, il reste probablement un dernier déplacement qu’il conviendrait d’envisager maintenant : celui de l'exposition elle-même. L'idée est, qu’à partir de la plante mère basée à Bogotá, naisse des germes d’expositions dans différentes antennes régionales du Banco de la República mais aussi en France où Sanaduría a, comme vous le constatez, également plusieurs racines…