Les pôles de l'IdA: Mexique, Texas et Caraïbes
Les coordinateurs et coordinatrices du Pôle Mexique, Texas et Caraïbes de l’Institut des Amériques ont organisé une série de trois séminaires en ligne les 21 et 28 octobre et le 04 novembre 2021. Cet événement bilingue en trois chapitres a permis de réunir huit chercheur·es issu.e.s de l’ensemble de la région et a ouvert un espace de discussion très riche relatif au thème des frontières et des circulations transnationales dans l’espace centraméricain, caribéen et du Sud des Etats-Unis. Les organisateurs·trices sont très heureux du bon déroulé de la discussion et remercient chaleureusement les intervenant·es et traducteurs ainsi que leurs institutions d’accueil pour leur soutien dans l’organisation. Ils envisagent éventuellement la publication d’un dossier dans la revue Ideas pour prolonger la dynamique ouverte par le séminaire. L’ensemble des séances ont été enregistrées et sont disponibles sur la page Youtube de la Funglode et sur le site de l’Université du Texas- UT Austin.
Session 1. Délimiter les frontières : une région carrefour, entre Nord et Sud ?
Revivez la première séance dans son intégralité ici.
La première séance, qui a eu lieu le 21 octobre 2021, s’est centrée sur la région Caraïbe. Rosajilda Velez, économiste dominicaine, a présenté les grandes dynamiques économiques à l’œuvre dans le bassin caribéen. Elle a souligné la perte d’attractivité, à une échelle macro-économique, des pays de la Caraïbe, dont les économies sont toujours extrêmement dépendantes des États-Unis. Dans un contexte géopolitique mondial polarisé entre Ouest et Est (l’influence de la Chine est grandissante dans la région), elle a rappelé que les logiques Nord-Sud en direction des États-Unis prévalaient tout de même. Les remesas des Caribéens installés aux États-Unis ont en effet un poids très important pour les économies insulaires. Cédric Audebert, géographe à l’Université des Antilles, a ensuite proposé une communication sur les circulations transnationales et le système migratoire caribéen. Il a questionné l’expression de « méditerranée américaine », souvent appliquée à l’espace caribéen, région interface qui supporte d’intenses circulations régionales et transnationales. Cédric Audebert a plutôt souligné les formes accrues de fragmentation, à différentes échelles, dans une région qui regroupe des entités spatiales aux profils économiques, linguistiques et institutionnels très différents. Il a souligné l’importance de Miami dans ce système centraméricain et caribéen, ville-carrefour dont la métropolisation se nourrit des flux migratoires transnationaux. Le chercheur a insisté sur l’articulation entre dynamiques globales et locales dans ces espaces urbains. Celles-ci produisent d’une part des processus de ségrégation et de polarisation des ressources dans certains espaces mieux intégrés aux réseaux globaux ; elles entrainent d’autre part des dynamiques de transnationalisation des frontières et permettent l’émergence de nouveaux espaces pan-culturels générés par des formes d’hybridations et d’acculturation. Enfin, Eddy Tejeda, avocat et chercheur à la FLACSO-Rd a présenté une communication autour des migrations de travail haïtiennes en République dominicaine, rappelant qu’il existe également des migrations internes au bassin caribéen. Il a montré comment l’évolution des politiques migratoires dominicaines, notamment à partir de 2004, a précarisé davantage les émigrés haïtiens, qui représentent pourtant une force de travail indispensable dans de nombreux secteurs économiques en République dominicaine (secteur de la construction, du travail domestique). Les travailleurs haïtiens vivent dans des conditions extrêmement difficiles et sont exclus des dispositifs juridiques de protection sociale et de droit du travail. Il a précisé que le gouvernement dominicain commence à reconsidérer timidement la question ; les normes et lois migratoires sont alors un enjeu de justice sociale fondamental.
Session 2. Frontières et (hyper)mobilité au carrefour des Amériques, quelles nouvelles territorialités ?
Revivez la première séance dans son intégralité ici.
Lors de la seconde séance de ce séminaire, qui a eu lieu le 28 octobre 2021, sont intervenu.e.s une sociologue, Amarela Varela Huerta (UACM), un anthropologue, Federico Besserer (UAM-I), et un géographe, Laurent Faret (Université de Paris). La séance a porté sur les questions de mobilité, sur une épistémologie de la frontière, et sur une actualisation des méthodologies d’enquête dans un contexte de pandémie. Le point de départ de cette séance était d’interroger les relations transfrontalières, à partir de la notion de mobilité. Il s’agit d’une notion qui a gagné en importance durant les trente dernières années au sein des sciences sociales. Ce « tournant de la mobilité » comme certain.e.s l’ont appelé, met l’accent sur le fait que la vie sociale, les relations de pouvoir, et les territoires, se construisent et se reproduisent de plus en plus dans et par le mouvement. Mais, par-delà les enjeux de mobilité au sens strict, les présentations et les discussions ont principalement porté sur des questionnements épistémologiques et méthodologiques. Comment faire une ethnographie des migrations en temps de pandémie ? Comment restituer les expériences vécues des migrant.e.s sans faire de « l’extractivisme scientifique » (selon les mots de A. Varela Huerta) ? Comment étudier un phénomène, des personnes qui sont en mouvement, souvent invisibles ou invisibilisées ? Amarela Varela Huerta a ouvert la session avec une présentation intitulée “Inmovilidad en las Américas. Prácticas de vida de los pueblos en movimiento ; y prácticas de muerte, o la contrainsurgencia de la gestión regional de las migraciones. Apuntes de un proceso en marcha.”. Il s’agit d’interrogations méthodologiques issues d’un projet de recherche international en cours depuis 2020, rassemblant 45 chercheur.se.s de 19 pays, autour de la question migratoire dans le contexte du Covid 19, et de la fermeture des frontières liées aux situations d’urgence sanitaire déclarées par les Etats. Les objectifs de ce programme sont de trouver des moyens de continuer à faire de la recherche ethnographique dans un contexte de pandémie, notamment à travers l’ethnographie digitale ; de produire des contre-narrations à partir de ces moyens digitaux, pour contrer les discours politico-médiatiques dominants, et faire valoir le principe d’une justice migratoire ; de produire des archives digitales sur ces questions. Ce projet a une forte dimension épistémologique et entend s’interroger sur la manière de restituer les voix des migrants en adoptant une perspective « située ». Il s’agit d’une recherche-action qui accorde une grande importance à sa propre production discursive. Federico Besserer, dans sa communication intitulée “Fronteras apresuradas. Una reflexión sobre la (re)fronterización de las ciudades contemporáneas”, a également mis l’accent sur les enjeux épistémologiques et de production de la recherche en temps de pandémie, en privilégiant des méthodes auto-ethnographiques pour l’étude des (im)mobilités issues des mesures sanitaires, et de l’influence de ces nouvelles formes de gestion du quotidien sur les modes de vie. Il s’appuie pour cela sur le concept de « cité hâtive » de Foucault, pour décrire les nouvelles formes d’auto-enfermement et d’autodiscipline, qui émergent durant la pandémie et créent de nouvelles frontières. Cette situation de re-frontalisation est également visible dans la formation de campements de migrants, dans un contexte d’immobilisation liée à la pandémie. Laurent Faret, quant à lui, a présenté une communication intitulée "Espacio fronterizo y movilidades restringidas entre Centroamérica y Norteamérica", qui s’intéressent à la redéfinition des parcours migratoires de migrants entravés dans leur circulation. De nombreux migrants, bloqués dans leur parcours, élaborent de nouveaux projet de vie en faisant le pari de l’ancrage local, ce qui nous invite à repenser cette dialectique mobilité-immobilité en considérant les parcours migratoires à travers leurs redéfinitions par leurs acteurs.
Session 3. Tracer la ligne : représenter les identités depuis la frontière des Amériques.
Revivez la première séance dans son intégralité ici.
La troisième et dernière séance de ce séminaire sur les frontières de la zone pivot des Amériques a vu se réunir un sociologue du Colegio de la Frontera Sur dans la province du Chiapas, Fernando Limon Aguirre, et un anthropologue des religions de l’Université du Texas à Austin, Brent Crosson. Un tournant ontologique a été engagé dans cette troisième étape, puisque les intervenants se sont concentrés sur les enjeux d’identification et de représentation dans les zones frontières. Ils se sont par exemple appuyés sur des récits collectifs et individuels pour interroger l’expérience transfrontalière, apportant ainsi un complément narratif aux études des deux premières séances. A l’appui de ses études sur les peuples Maya Chuj et Q'anjob'al, Fernando Limon Aguirre a défendu l’idée que toute frontière est un lieu de croisement et de mélange, plutôt que de séparation. Il propose ainsi le terme de « transfrontière » (« transfrontera ») pour expliquer la réalité de territoires découpés par des divisions nationales peu pertinentes à l’échelle amérindienne, voire dérisoires à l’échelle géologique. Si ces peuples et leurs territoires se retrouvent stigmatisés pour leur rapport transgressif aux frontières des nations ou du marché, le professeur Limon dépeint avec brio cette dynamique de l’entre-deux, qui constitue une résistance phénoménale à la ligne qui sépare les nations, et qui en vient à définir les populations indigènes qui vivent sur la frontière entre le Mexique et le Guatemala. Pour cela, il s’appuie notamment sur les concepts clés de « mestizo » et de « nepantla » développés par la poétesse chicana Gloria Anzaldua, ce qui lui permet d’arriver à une notion des frontières comme un marché de l’hybridation.
Dans un second temps, Brent Crosson a présenté un travail mêlant recherche en sciences sociales et écriture créative, nous lisant un essai sur la frontière maritime entre le Venezuela et Trinidad, suivi d’un de ses poèmes : « The traffic in Birds ». Dans cette intervention en deux temps, Brent Crosson illustre la façon dont la zone de démarcation et de porosité qu’il étudie recouvre des phénomènes plus larges que la mobilité humaine. Il intègre ainsi d’autres échelles : d’abord ces flux de biens symboliques, comme ces ailes sculptées transportées par la mère en transit vers Trinidad dans son poème, mais aussi ce rythme tout autre des mouvements géologiques du Delta de l’Orinoco, où se situe la frontière entre le Venezuela et Trinidad. Crosson commente ainsi : « The same river has served as indigenous corridor and trade route, bringing not just the silt that formed Southern Trinidad’s landmass in layers of sedimentary rock, but a continual flow of trade and transmigration between South America and the southernmost Caribbean Island. » Le poème, avec son exposition de voix vénézuéliennes en transition vers Trinidad, offre aussi un contrepied aux représentations souvent sensationnalistes des migrants venus du continent dans la presse de Trinidad. Par ailleurs, Brent Crosson se penche longuement sur certains signifiants partagés des deux côtés de la limite maritime, comme le terme « Spanish ». Dans sa poétique, la frontière réfracte les signes partagés, apporte un supplément d’ambiguïté aux significations communes, en particulier à cet oiseau ibis dont les usages symboliques prolifèrent au fil des vers.